Eveil calme après la tempête

Une respiration sourde emplissait l'air noir. Elle traversait les bronches avec la caresse rude et libératrice à la fois du bon air frais qui abreuve les poumons. Un bourdonnement naquit au loin, vibration sourde et passagère, puis disparu. Un souffle maintenant, accompagnait la respiration, qui, comme toutes les respirations, persistait faiblement mais sûrement, se répétant à l'infini dans une lutte sysiphéenne pour lever encore une fois la poitrine, puis une autre, puis encore un autre... Dans l'obscurité et le silence absolus, il n'y avait que ce flux d'air organique, ce souffle, qui emplissait le monde comme si l'expression de toute chose s'était évanoui face à cette fragile mais tenace expression de la vie.

Une brise fraîche caressait désormais une peau fragile. Après une éternité d'inspirations et d'expirations, c'était une éternité de brise. Les bras, les jambes, la têtes existaient, étaient sensibles, mais leur position était inconnue, leur existence fourmillante et intangible. Une inspiration se fit plus profonde, et la sensation de chute en avant força Emönia à ouvrir les yeux.

Une lumière grise mais intense inonda ses iris éblouis, révélant entre ses cils étroitement serrés leur couleur noisette veinée comme une pierre. Un crissement régulier lui fit tourner la tête à sa gauche, ce qu'elle fit avec une précaution innée, sentant que son corps répondait avec difficulté. Une silhouette en laquelle elle reconnue Jian était assise sur un vestige de muret sortant d'à peine quelques centimètres du sol, recroquevillé sur lui même, aiguisant à gestes lents sa hache qu'il tenait fermement entre ses genoux. Face à lui, une dépression du terrain laissait une vue large sur le paysage de désolation qu'était Mardles : tout ce qui n'était pas fait de pierre avait été brûlé et quelques foyers fumaient d'ailleurs encore ça et là, depuis parfois des semaines. Tous les murs les plus solides avaient été abattus, se répandant en larges débris et moellons sur les cendres et les charbons. Seuls quelques murs et le château principal étaient encore debout ; mais même ici, leur état témoignait d'une violence surhumaine et le donjon principal, celui où se trouvait l'entrée des catacombes, venait de s'effondrer en levant un nuage de poussière et de cendre qui ne semblait pas vouloir retomber.

La mémoire revint soudain à la jeune femme, en une cascade qui lui fit l'effet d'une douche froide, dilatant ses pupilles, serrant son coeur et la faisant inspirer du plus profond qu'elle pouvait. Mais quelque chose la bloquait : un carcan semblant fait de bois limitait l'amplitude de ses inspirations. L'absence de douleur était fut tout d'un coup un grand soulagement et une angoisse incertaine.

Le vent fut rythmé par les crissements métalliques de la pierre sur le tranchant de la hache. L'attente fut longue, Jian ne semblait pas décider à se retourner, ne s'ennuyant probablement pas de son ouvrage. Tandis que le soleil suivait sa course dont on devinait difficilement le tracé à travers les nuages, le nuage de poussière soulevé lors de l'écroulement du donjon seigneurial retombait progressivement. Après de longues heures, le fjordslag prit appuie sur ses genoux et se releva en un seul mouvement dynamique et lourd. Un coup d’œil instinctif en arrière retint son attention : il ne s'attendait pas à voir la jeune femme avec les yeux ouverts. Quelque part il dû se sentir pris par surprise, ouvrit subrepticement la bouche mais se ravisa bien vite et haussa les épaules dans un mouvement las, pour lui même. Il empoigna sa hache, fit quelques moulinets qui auraient décapité un bœuf, après lesquels, satisfaits, il noua le manche de l'arme à l'aide d'une sangle en cuir et la fit glisser par dessus son épaule, faisant ainsi bruisser son armure.

Il s'approcha de la fille de sa démarche alourdie de ses muscles, armes et armure, mais qui ne semblait n'en souffrir aucune entrave, et attrapa les deux manches de la civière de fortune sur laquelle était étendue Emönia, bien décidé à l'emmener au camp de réfugiés où l'on pouvait apercevoir depuis le surplomb qu'ils occupaient qu'un flux de voyageur avait peut être doublé sa taille depuis le matin. Vautours et voyageurs surpris se retrouvaient là, face aux ruines et à la désolation que certains découvraient avec stupeur et que d'autres lorgnaient avec un attrait malsain.