(Quête) Qui sème le vent...

Le blizzard a fait trente morts cette nuit. La moitié des tentes de fortune qui se dressaient encore entre les ouvriers et les températures glaciales se sont envolées durant la tempête. Craignant une révolte, les soldats chargés de retenir par la force les condamnés et les pauvres gens qui s'étaient embarqués dans cet aller-simple pour les cimetières ancestraux avaient commencé à punir de mort toute dérogation au règlement strict qui était d'ordinaire volontairement omis par chacun.

Prérequis : une constitution supérieure ou égale à 6 est nécessaire pour arriver jusqu'ici par ses propres moyens.

Lieu : cœur de la vallée de Frein
Moment : matin ou soir


Récompense : 150 PX

Cela faisait déjà trois jours qu'Aibyleen était partie de chez elle et qu'elle marchait sans relâche, et elle avait finalement atteint le Voluptr. Il y faisait nettement plus froid que dans son ancien village et elle sentait le vent lui mordre le visage, -ou toute autre partie de son corps qui n'était pas recouverte de plusieurs bonnes couches de vêtements chauds-.
Mais bizarrement, elle ne tremblait pas. Aibyleen restait bouche bée et admirative, devant l'endroit qu'elle rêvait de voir depuis son enfance. Une étendue infinie de neige éternelle. La beauté à l'état pur, mais aussi le tombeau de nombres d'explorateurs. Et elle souriait en pensant qu''eux' n'auraient jamais cette chance là. 'Ils' n'en auraient pas la force.

La jeune femme continuait à gravir le flanc de la montagne, mais plus elle avançait plus le vent se faisait sentir. Et tout se ressemblait. La neige volait et se plaquait sur ses joues, respirer devenait difficile. Il lui fallait trouver quelqu'un, juste un repère. Et accessoirement un endroit sans vent. Une grotte, par exemple?
C'est alors qu'elle vit quelque chose voler dans sa direction. Une toile de tente?
C'était un signe de vie! Aibyleen se rassura donc, elle n'était pas seule, et avança dans le blizzard, du côté où venait la toile.
Seulement dix minutes s'étaient écoulées depuis la vision de la toile -qu'Aibyleen avait d'ailleurs décidé de garder comme une cape, puisque la tente est imperméable et ne laisse pas rentrer le froid-, mais cela semblait une éternité.
La Hytis s’apprêtait à abandonner lorsqu'elle plissa les yeux et distingua une silhouette au loin. Elle était sauvée!
Elle peina donc à atteindre la silhouette -qui se révéla être un homme plutôt grand- et se présenta.

Kersos s'était enfui sans demander son reste. Depuis trois jour, il avait vu mourir plus d'ouvrier qu'il n'y avait d'habitants dans son village natal. Dès que le blizzard s'était levé, il avait pris tout ce qu'il possédait encore - et même quelques petites choses qu'il ne possédait pas - et avait quitté le camp. En d'autres circonstances, il aurait couru éperdument vers la Mer Blanche, mais s'il avait survécu aussi longtemps au chantier, c'était bien parce qu'il s'était soigneusement toutes les peines qu'il avait pu, économisant ses forces.

Cela faisait une heure qu'il marchait, une heure que le soleil s'était levé, une heure que le blizzard l'avait caché, et une obscurité pâle comme la neige qui déferlait sur lui régnait déjà, transformant le paysage en véritable bulle. Il se savait condamné, mais préférait mille fois geler sur pieds plutôt que de mourir sous les coups craintifs de soldats ne pouvant faire autre chose qu'achever les travailleurs mourants.

Kersos les trouvait pathétiques : il ne nourrissait aucune haine envers eux, pas même envers celui qui l'avait fouetté pour avoir mangé une fois et demi sa part lorsqu'il était malade - part qu'un autre prisonnier lui avait légué parce que lui, contrairement à Kersos, avait déjà un pied dans le royaume des ombres. Ils ne voulaient pas faire de mal, mais leur seul choix était maltraiter ou mourir, choix pour lequel il est naturel d'infliger à autrui ce que l'on évite soigneusement.

De façon miraculeuse, la tempête s'estompa au détour d'un col qu'il n'avait même pas vu, la crête déviant le vent, le pic bloquant les nuages. De l'autre côté, il se trouvait au delà de la couverture nuageuse, comme si la chaîne rocheuse formait un barrage céleste. Ce spectacle magnifique, synonyme d'espoir, encouragea Kersos à entamer d'un bon pas la descente - sans non plus la dévaler. Au bout d'une heure de marche supplémentaire, il aperçut quelqu'un au loin, une silhouette féminine. Elle ne portait ni uniforme, ni loques, et semblait évoluer de façon autonome. L'homme se dirigea vers cette intrépide aventurière, intrigué par la présence de quelqu'un aussi loin au coeur des montagnes.

"Bonjour à vous, Aibyleen, je me nomme Kersos Jashr, et je viens de cette crête derrière moi. Je vous déconseille d'ailleurs de monter, le blizzard est terribles là-haut, et puisqu'il commence à neiger, je craint fort qu'il ne nous rejoigne..."

La première question que se posa Aibyleen en parlant à Kersos est de savoir ce qu'il faisait ici, au milieu de nulle part.

Mais elle du se retenir. En effet, la neige recommençait à tomber, et ce n'était jamais bon signe dans ces contrées là. Il fallait donc trouver un abri, et ce plutôt rapidement. Aibyleen avait repéré lors de son ascension une grotte. Plutôt petite, et sûrement froide, mais avec l'avantage d'être quasiment isolée du blizzard. Elle n'avait pas particulièrement envie d'être accompagnée, mais puisque cet homme semblait connaître les environs un peu mieux qu'elle, elle lui proposa de la suivre. Peut-être apprendrait-elle plus de choses à propos de la population vivant -ou mourant- dans le Voluptr.

Aibyleen pris donc la parole et proposa à Kersos de la suivre. N'attendant pas de vraie réponse, elle emboîta le pas assez confiante, sachant que la suivre serait sûrement la seule chance de survie de l'homme, pour cette nuit là en tout cas.

Kersos scrutait le ciel en écoutant la jeune femme. Un air anxieux assombrit ses traits. Il savait pertinemment que le temps changeait vite en montagne. Le bruit de pas faisant craquer la neige l'alerta, et il baissa vivement le regard, et s'aperçut qu'elle n'attendait pas de réponse.

Il haussa les épaules, fit une brève moue sous son épaisse moustache brune, et mit ses pieds dans les traces faites par Aiblyleen.

Après quelques minutes de descente silencieuse, alors que le vent et les nuages gagnaient en puissance et en taille, l'homme posa une question, d'un ton neutre et bourru :

"Qu'est ce que vous faites là mad'moiselle ? C'pas très conseillé comme coin..."

La question de Kersos surprit la jeune femme.
Non pas qu'elle ne s'y attendait pas,-il était bien légitime qu'on le lui demande- mais parce qu'elle n'y avait pas de vraie réponse à donner.
Elle n'allait pas raconter toute son histoire à un inconnu rencontré au milieu de la montagne, pas maintenant en tout cas. Elle répondit donc sans s'arrêter qu'elle aimerait passer de l'autre côté du Voluptr, pour voir. "C'est un peu le rêve d'enfant qu'on tous les Hytis, vous savez. Et vous? Je suppose que vous êtes un de ces aventuriers un peu suicidaires qui partent en quête de gloire gravir le glacier?"
Lorsqu'elle eut finit sa phrase, elle stoppa sa marche d'une façon nette. Au loin on apercevait la grotte, celle qu'elle avait vue lors de son ascension. Elle l'indiqua à Kersos et continua à avancer vers l'entrée.

Les paroles de la jeune femme touchèrent l'homme. Elles lui évoquèrent cette sensation merveilleusement frustrante que de se promettre qu'un jour, on le ferait, que ce jour était loin, mais qu'on serait le premier. Se promettre cela secrètement, contre tout le mystère pesant et le tabou qui pèse sur le sujet, et ressentir cette sensation intime de bravade, d'être indépendant, au fond de soi. Mais le jour de l'accomplissement était tellement loin que, tous les jeunes hytis ayant un jour rêvé de passer le mur et de découvrir de nouveaux horizons succombaient aux assauts de la pensée commune, et à l'oubli.

Il se sentit un peu bête, et un peu mélancolique. Kersos avait faillit devenir un intellectuel, avant que sa condition ne le rattrape et ne le transforme ouvrier désabusé. Maintenant, à cause de cette simple image de lui - d'un lui très ancien, et très jeune à la fois - un vague sentiment de ne pas s'être accompli l'avait submergé. Elle s'estompa rapidement, Kersos étant tout de même au milieu du blizzard.

Il suivit la jeune femme jusqu'à la grotte, et, tout en déballant son sac contenant le nécessaire de survie et de la nourriture séchée, il répondit : "J'ai été envoyé dans la vallée glaciaire pour faire le dernier ziggourat...".

Aibyleen fut forcée de constater que la grotte était plus petite qu'elle ne l'avait imaginée. Elle était néanmoins assez grande pour deux, et procurait le confort de réduire la porté des rafales de vent qui sévissaient de plus en plus fort.
La neige volait devant l'entrée de la grotte qu'Aibyleen avait franchie et fixait à présent, assise au point le plus lointain du froid qu'elle pouvait atteindre, c'est à dire celui qui était -à peu près- coupé du vent, et qui donnait le minimum vital de lumière. Assez pour distinguer Kersos, qui venait de répondre à sa question.

Elle dut répéter plusieurs fois à voix basse la phrase de l'homme , et plus elle la répétait moins cela lui semblait avoir de sens.
Pourquoi quelqu'un voudrait-il construire un monument religieux au milieu de nulle part, là où personne ne passait jamais? S'agissait-il d'un refuge, ou bien y-avait-t-il une population entière qui vivait en haut du Voluptr?
La jeune femme avait beau retourner le fait dans tous les sens, elle ne comprenait pas, et se sentait un peu perdue.
Elle demanda alors à Kersos:
" Quoi? Mais pourquoi diable quelqu'un voudrait faire construire un temple dans un endroit aussi impossible d'accès? Et surtout, qu'est ce que vous faites là, descendant le Voluptr si on vous a envoyé construire un édifice à son sommet?"

Alors qu'elle posait sa question, elle regardait l'homme sortir des affaires de son sac, obnubilée sans raison particulière, si ce n'est l'absence de nourriture dans son estomac qu'elle avait oublié et qui commençait à gronder.

Il y avait beaucoup de matériel volé : un jambon salé et deux miches de pain rassi ; assez pour faire cinq ou six repas consistants ; une dizaine de mètres de corde, un couteau de chasse, un glaive de mauvaise facture, le matériel nécessaire pour allumer un feu, qui comprenait plusieurs tissus d'amadou, un silex, une pièce d'acier et une dizaine de bâtonnets sulfurés, une grande fourrure, quelques pointes de flèches, et un petit maillet en bois.

L'homme s'apprêtait à ouvrir la bouche pour proposer d'aller chercher du bois, quand son équipière lui posa une question qui sonna faux dans son esprit. Construire des ziggourats lui semblait évident, maintenant, on le lui avait tellement répété. C'était la gloire ! C'était la vie éternelle du peuple tout entier, et d'ailleurs, s'il s'était enfui, ce n'était que pour survivre, et il aurait suffit que sa subsistance soit assurée pour qu'il soit resté jusqu'à l'achèvement de la pyramide.

Il pensait tout cela avec fougue et zèle, mais il ne put répondre, et resta bouche bée, dodelinant de la tête comme s'il allait énoncer une vérité générale... en vain. Il fronça les sourcils et se ravisa. Pourquoi était-ce si dur à dire ? Il n'avait pourtant pas l'habitude d'avoir honte de ce qu'il pensait...

"C'est... le tombeau de notre futur roi..." hasarda-t-il tout de même, avec une difficulté inattendue. Il n'attendit pas de réponse, se leva vivement et maladroitement, un peu perturbé, et ajouta qu'il allait chercher du bois pour faire un feu avant de sortir, laissant Aibyleen seule au fond du trou.

[Tu peux décrire son retour les bras chargés, une fois que tu aura terminé de décrire tes pensées / actions (...)]

Il faisait à présent froid, et tout ce qui entourait Aibyleen était décidément trop silenceux.
Même s'il était bourru, Kersos n'avait pas l'air foncièrement méchant, juste un peu.... perdu. Et puis mieux valait ne pas traîner seul dans les environs. Trop froid, trop mortel.

Finalement, elle n'avait pas eu de réponse à sa question. Pas de réponse précise en tout cas, et voilà que Kersos était parti sans demander son reste. Vu le temps dehors, on ne pouvait même pas affirmer à cent pour cent qu'il allait reparaître.
La jeune femme n'était pas très portée religion, et se contentait des savoirs qu'on lui avait inculqués dans son éducation, et ceux qui lui provenaient de sa curiosité, pour le moins développée. Néanmoins, cette histoire de construction de bâtiments voués aux prières au sommet du Voluptr l'intriguait. Kersos avait parlé d'un roi. Mais quel roi, de quoi est-ce qu'il pouvait bien parler?
Cela signifierait en effet qu'il y a un peuple organisé qui vit (ou qui survit, d'ailleurs) tout là haut. Peut-être une guilde, ou un rassemblement bizarre?

Le silence était pesant. Et le froid prenait le dessus, Aibyleen se terra donc encore un peu plus contre le mur de la grotte, en espérant trouver un peu de la chaleur qu'elle avait déjà laissé sur la paroi. Elle attendit donc le retour de Kersos, en ruminant intérieurement cette histoire de population mystérieuse.

Lorsque Kersos reparu les bras chargés de bois, la jeune femme se surprit à esquisser un sourire. Son coéquipier n'était pas mort .
Elle n'aurait pas froid cette nuit, et sûrement de quoi manger.
Alors qu'il marchait et qu'il reposait le bois ramassé, elle lui demanda:

"Je ne veux pas paraître intrusive, mais.... Combien vous-êtes, là haut? "

Kersos avait regretté son soudain élan d'altruisme, et d'être allé chercher du bois seul. Il était revenu, cependant, avec assez de branches de pin et de pièces de bois abattues par les tempêtes pour réchauffer la grotte - même en mettant le feu au milieu de celle-ci, le fait qu'elle fut en pente empêcherait la fumée de s'accumuler, et de les étouffer. La nouvelle question lui fut moins dérangeante, et même pas du tout, car bien plus proche de la réalité.

"On devait être trois cent..." répondit l'homme en laissant le bois dégringoler sur le sol de pierre. "En fait, il y a bien cent nouveau par semaine, pour remplacer les morts de froid."

Cette réalité là était bien loin de la gloire promise. Des centaines de morts chaque semaine, de froid, de faim, de fatigue, ou sous les coups des contre-maîtres, presque aussi désespérés que leurs victimes.

"Il n'y a que des hommes. Ce sont les seuls à avoir une chance là-haut."

Ces déclarations plongèrent Kersos dans ses pensées, et il passa plusieurs minutes à agencer les branches de façon à ce que le feu puisse prendre. Heureusement, malgré le froid, les épines de sapin séchées allaient prendre rapidement, et embraser vivement tout le reste du bois - de sapin, lui aussi. Machinalement, il repensa aux cadavres, que l'on brûlait plus pour se réchauffer que pour leur dignité, là-haut. Il ne put s'empêcher d'en faire mention brièvement, pendant qu'il arrivait à obtenir une flamme sur un lambeau d'amadou.

Jusque là accroupit, il se releva. Le bois ne suffirait pas pour toute la nuit, mais il ne voulait pas ressortir maintenant, alors que la luminosité avait été divisée par deux depuis qu'il était sorti la première fois de la grotte. Il regarda l'ouverture, par laquelle s'échappait une bonne partie de la chaleur dégagée par le feu naissant, puis un tas de petits rochers, au fond de la grotte.

"On va fermer le plus possible." Et il s'attela à la tâche sans attendre de réponse.

Aibyleen essayait d'imaginer en silence le calvaire qu'avait du vivre Kersos, mais sans le comprendre.
Elle tentait avec plus ou moins de succès de visualiser plusieurs centaines d'hommes en train de mourir là-haut, manipulés. Et d'autres vivre le même calvaire après eux, cela semblait être sans fin. Puis la fin de l'explication de Kersos fit tressaillir la jeune femme, bien qu'elle s'y attendit. Faire brûler les cadavres pour se réchauffer, voilà un concept abstrait, mais plutôt efficace, visiblement.
Un courant d'air chaud parcouru le corps de la jeune femme, et elle se leva plus ou moins gracieusement pour aller aider Kersos à boucher l'entrée de la grotte. En plus de chauffer, le feu avait l'avantage de procurer une luminosité assez confortable, et Aibyleen ne feignait pas l'admiration qu'elle portait à l'instinct de survie de son coéquipier.

Elle ne sut réellement pourquoi, mais la jeune femme avait la sensation que Kersos se mentait. Elle pensait que les hommes en haut du Voluptr étaient prisonniers, et qu'ils n'avaient pas d'autres réels choix que de mourir de froid sur le glacier.

Elle se renseigna donc: "Vous êtes parti uniquement pour survivre, seul?"

Kersos et Aybileen érigèrent un petit muret qui obstruait les trois quarts de la hauteur de l'entrée de la grotte - qu'il fallait passer accroupi et un par un en temps normal. Cela ne formait pas un véritable obstacle au froid, mais c'était toujours mieux que rien : une bourrasque ne pourrait pas souffler le peu de chaleur accumulé. Une fois la besogne faite, Kersos alla machinalement s'asseoir près du feu, sans d'autre idée désormais que d'attendre le lendemain. Il n'eut pas de réaction faciale à la question de la jeune femme.

"Eh bien... oui, je suis parti seul, pour survivre..." Il parlait à mi-voix, comme s'il ne voulait pas réveiller un ours qu'ils n'aurait pas vu ; encore aurait-il fallu qu'un ours tienne dans l'espace réduit qu'offrait la cavité rocheuse. "J'étais chasseur, à l'époque. Mais pas chasseur de gibier, chasseur de faucons blancs. Je vivais une bonne partie de mon temps dans la montagne." L'homme semblait soucieux de préciser le contexte de son départ pour le Voluptr... "Mais il y a deux ans, une famine horrible nous est tombé dessus, au sud. Les hommes ne pouvaient plus nourrir leur famille, alors ils partaient pour le Voluptr, et donnaient l'acompte à leur femme. En fait je n'avais pas de compagne, mais avec ce que je gagnais, je ne pouvait pas m'acheter à manger deux jours par semaine. Je suis parti, en me disant que la montagne ne me faisait pas peur."

Il fixait les flammes timides qui se tortillaient entre les branches du bois qu'il avait ramené.

"Et... je ne sais même pas depuis combien de temps je suis là haut, mais je crois que ça fait deux mois." Kersos semblait pensif. Un doute était né dans sa voix à la diction de cette dernière constatation. Il changea de position, s'appuyant sur ses bras et tendant ses jambes vers l'avant, dans un mouvement qui produit un bruit souple de poussière frottée.

Un repas vite avalé, et les deux occupants de la grotte se blottir dans leurs fourrures près d'un feu dans lequel ils venaient de mettre tout le bois qu'ils pouvaient pour la nuit. Le sommeil vint vite avec le froid.

Le froid vient d'en haut, avec la lumière blanche. Quelques flocons magnifiques dansent autour de moi, lentement, sans ne jamais tomber tout à fait... l'air est statique, inerte, comme une prison sans murs. Une pomme dans ma main, rouge dans cette blancheur pure. Elle vibre de puissance... elle brise l'air. Elle séduit mes lèvre, seul écho à sa teinte écarlate. Je les pose sur sa peau sans parfum, et mes dents pénètrent sa chair, profondément. Un goût métallique glisse sur ma langue. J'écarte lentement le fruit de ma bouche. Là où j'ai mordu et arraché la substance, une chair jaune pâle nervurée de dizaines de vaisseaux sanguins hurle de douleur. Le sang suinte de la plaie béante dans la matière croquante et sucrée, coulant le long de ses courbes voluptueuses, puis sur mon bras, puis sur les miennes, et le sang continue de couler comme s'il allait emplir le monde. Il ne neige plus.

Un sursaut violent fit s'asseoir brusquement Aybi sur sa paillasse. Elle respirait fort et profondément, avec une étrange sensation au creux du ventre.

Aibyleen se sentait creuse, comme vidée de tout ce qui avait pu l'habiter avant. Elle n'avait pas faim, elle avait eu de quoi manger pour tenir cette nuit, et puis de toutes façons il fallait qu'elle se rationne, elle le devait. Non, c'était plus comme une sensation qui lui criait que tout ce qu'elle faisait était vain.
Elle avait un peu froid, et envie de bouger. Mais elle ne voulait pas réveiller Kersos, parce qu'elle savait à quel point le sommeil était précieux par ce froid. C'est alors qu'elle tourna son regard vers le feu, qui subsistait encore un peu.
Elle décida donc de se placer près du feu et de faire repartir quelques flammes, histoire de se réchauffer et de finir la nuit. Tandis qu'elle sentait la chaleur du feu brûler son épiderme, elle repensait à tout ce qu'elle avait fait dernièrement, tout ce qui avait chamboulé sa vie. Et finalement, plus Aibyleen réfléchissait, moins ce qu'elle faisait semblait vain. Elle voulait continuer, et elle devait convaincre Kersos de remonter avec elle jusqu'en haut du Voluptr, il est des fois où il vaut mieux être accompagné (peut-être mal? Elle ne connaissait quasiment pas l'homme qui l'accompagnait..), que seule.

Aibyleen décida donc de se lover au coin du feu et d'attendre que le sommeil ou le matin viennent la cueillir une fois de plus..

Après encore une heure d'un sommeil difficile en raison de la température, qui avait fortement chuté avec la perte en vitalité du feu. Cette fois-ci, Kersos fut le premier à émerger. Il semblait avoir très bien dormi, et son habitude du Voluptr y était certainement pour quelque chose. Sans se soucier d'Aybi, il alla chercher de la neige qu'il fit fondre dans une grande gamelle. Il prépara un petit-déjeuner chaud à base d'eau tiède et de viande séchée réchauffée accompagnée de pain. Malgré le caractère insipide et coriace de la collation, l'apport de température était très appréciable.

L'impatience commençait à peser sur Aibyleen. Il ne se passait rien, strictement rien depuis qu'elle avait rencontré Kersos. Elle voulait désormais avancer, seule ou accompagnée. Elle mangea rapidement sa part du maigre repas, puis pris la parole d'un ton sec; exprimant son désir de partir. N'attendant ici aucune réponse, elle se leva et commença à partir. Il lui importait peu que Kersos la suive ou pas.

Elle partit donc, ouvrant le muret qui bloquait l'entrée de la caverne d'un coup de pied rageur, et s'éloigna dans la neige immaculée, sous un ciel d'un bleu pur et les yeux ébahis de Kersos. Elle entendit ce dernier s'agiter dans la caverne, mais il n'en sortit pas, et elle put continuer sa progression à bonne allure. Elle était sur le point d'atteindre le col quant un vacarme balourd la fit se retourner. Kersos finit par arriver à sa hauteur, en trottinant tant bien que mal dans la neige.

"Bah alors ! Reviens ! 'Faut pas monter c'est dangereux !"